L'AMOUR SACRÉ DE LA PATRIE, LE CIMENT D'UNE NATION*
Par le Général (2s) François CHAUVANCY
Amour sacré de la Patrie Conduis, soutiens nos bras vengeurs!
Liberté! Liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs! (Bis)
Sous nos drapeaux que la Victoire
Accoure à tes mâles accents!
Que tes ennemis expirants
Voient ton triomphe et notre gloire!
6e Couplet de la Marseillaise, paroles conformes au procès-verbal de la séance de la Convention nationale du 26 messidor an III (14 juillet 1795) qui adopte La Marseillaise comme chant national.
Parole révolutionnaire inscrite dans le marbre de notre hymne national au sein de son sixième couplet,
le concept de « L'amour sacré de la Patrie » est-il adapté aux contextes géopolitiques nationaux de ce siècle et à l'évolution, en particulier, de nos sociétés occidentales? La question mérite d'être posée dans le cadre d'une réflexion globale sur l'engagement du citoyen, y compris par les armes.
En effet, l'expression « amour sacré de la Patrie » associe par ces trois mots « amour », « sacré » et « patrie» le sentiment, la religion, la politique dont il faut préciser, cependant, le contour. L'amour concerne sans doute d'abord l'individu, avant même une communauté. Par opposition à la haine, ce sentiment exprime d'une manière absolue la force de l'émotion d'une personne envers les autres. Il s'appuie sur la compréhension, la tolérance des imperfections des autres mais aussi sur sa propre humilité. L'amour
permet de donner sans forcément recevoir. Bref, ce sentiment efface ce qui est négatif et met en première ligne le don. " est sans doute au summum de l'engagement affectif et émotionnel de la personne.
« Sacré» est un adjectif qui renforce l'amour le rendant intouchable dans l'échelle des sentiments . Ce qui est sacré transcende presque religieusement l'individu . Il vise à atteindre à tout prix un idéal, y compris d'une manière ultime par le sacrifice.
Enfin la Patrie, bien souvent brocardée par son usage dans la justification de guerres ou de nationalismes, est initialement un concept introduit en France lors de la révolution de 1789. Pour s' opposer aux monarchies de l'Ancien régime d' un État construit hier autour d'un homme parfois de droit divin comme en France, le concept de « Patrie » justifie désormais l'engagement de « tous pour la Nation », une entité idéalisée , sacralisée qui symbolise une communauté sur un territoire, l'un et l'autre devant être
intouchables face à n'importe quelle agression . Cette approche légitime l'existence d'un État qui, en premier lieu, assure la sécurité de cette entité et de ce qu'elle recouvre. Cependant, en cas de danger, cet État peut demander aux membres de cette communauté, sinon exiger, un engagement personnel qui peut mettre leur vie en péril. Défendre son pays par les armes n'est-ce
pas alors pour un citoyen porter au plus haut le sens du devoir et du don, renforçant aussi en cela la cohésion nationale ? Comme l'écrivait Lamartine, « C'est la cendre des morts qui créa la Patrie» .
Pour autant, l'amour sacré de la Patrie est-il un concept dévoyé sinon dépassé? Ne faut-il pas lui redonner une signification adaptée à notre siècle , par exemple celle de la fierté d'appartenir à une communauté nationale qui rassemble?
La Patrie, un concept dévoyé, dépassé?
Défendre son pays par les armes au nom de la Patrie a été confronté à l'instrumentalisation de ce concept au seul but d'engager tout citoyen dans des conflits où l'existentialité du pays n'était pas menacée. Non seulement des causes injustes ou illégitimes ont
fragilisé hier la notion de Patrie mais aujourd'hui un individualisme à la fois de réaction et de confort, sinon la mise en avant aussi d' un universalisme idéalisé l'ont affaiblie à leur tour. Toutes les frontières, qu'elles soient individuelles ou collectives, devraient s'effacer au profit d' un seul monde, avec la seule identité de la race humaine, rassemblée dans un idéal pacifique sinon pacifiste, où la primauté est donnée aux choix personnels au détriment bien souvent de l'intérêt collectif à défaut d'être général.
Or, nul doute que la Patrie a été durant la période révolutionnaire française la matrice de l'engagement collectif d'un peuple pour construire idéalement une Nation, une unité nationale qui n'existait pas . Elle devenait « une personne » qui ne pouvait pas être
l'esclave d'un roi. Les guerres franco-allemandes de 1870 et de 1914 construiront définitivement la Patrie avec cet engagement total des peuples par les armes, associant armée professionnelle, conscription et mobilisation comme les conflits en Ukraine ou dans la bande de Gaza le rappellent à nouveau Le citoyen , et non plus le su jet, contribue à une défense par les armes du bien collectif qu'est devenue la Patrie.
Celle-ci fait du citoyen un membre actif de la société dans laquelle il vit. L'amour qu ' il doit lui porter est sacralisé car il peut demander un sacrifice individuel au nom d'un bien dont la possession surpasse tous les autres. La défense de la Patrie crée sans aucun doute ce lien étroit avec la notion de survie d'un État, sinon d'une population , face à une menace généralement extérieure qui justifie la mobilisation de tous, que ce soit dans le fonctionnement de la société ou dans la défense militaire.
Encore faut-il identifier l'ennemi , approche aisée lorsqu'il existe à ses frontières, beaucoup moins lorsqu' il est potentiel, lointain. La France n'a pas connu la guerre sur son territoire métropolitain depuis quatre vingts ans. Cependant, l'ennemi peut être intérieur alors que la Patrie est aussi le pays où l'on est né, auquel on appartient comme citoyen , pour lequel on a aussi un attachement affectif. Dès lors qu 'elle ne reconnaît pas cet attachement sacré et qu' il ne lui est pas enseigné, une personne n'est-elle pas en situation de le contester sinon de le rejeter ou de le combattre?
Une autre question se pose dans ce monde où les frontières sont de plus en plus poreuses . Peut-on imaginer qu'en temps de conflit visant l'existence de notre pays, seuls participeraient à la défense militaire ceux qui sont français « depuis longtemps» alors que de nombreuses personnes jeunes et en état d'être mobilisées seraient exemptées de ce devoir? L'amour de la Patrie signifie aussi aimer sa Patrie d'adoption ou de celle que l'on veut intégrer. Citons cet exemple , le lieutenant Jaunâtre, saint-cyrien aujourd'hui décédé, qui combattait en 1940 les Allemands sur la Somme.
Sa section de marche de la Légion étrangère était essentiellement composée d'étrangers de confession juive et de républicains espagnols ayant décidé de défendre ce pays qui les avait accueillis. Le célèbre bijoutier Fred en faisait d'ailleurs partie et lui sauva la vie alors qu 'i l était grièvement blessé .
Ce concept de l'amour sacré de la Patrie a sans doute été dévoyé. Il n'en reste pas moins signifiant pour nombre de citoyens . Il se doit cependant d'être rénové pour répondre aux défis de notre siècle et assurer la résilience collective de la Nation .
La Patrie, un concept à rénover?
Aimer sa Patrie signifie reconnaître ce qu'elle apporte collectivement à l'individu sans refuser de voir ce qu'elle a de négatif. Rien n'est totalement blanc, rien n'est totalement noir. Cependant, sur une planète mondialisée, apprendre à aimer sa Patrie qu 'elle soit de naissance ou d'adoption, devient un impératif pour construire durablement une Nation résiliente.
Cependant, l'amour de sa Patrie ne devrait pas être passionnel , sacralisé mais raisonné, sinon expliqué, toujours dans l'objectif commun de dépasser les intérêts individuels, sinon partisans .
L'amour de la Patrie demeure avant tout l'identification à une société qui promeut des valeurs partagées en principe par une communauté de personnes répartie sur un territoire géographiquement déterminé par une frontière, une histoire et une langue commune que chacun doit connaître et accepter. Un premier écueil apparaissant dans cette approche est justement cette notion de frontières rapidement, trop rapidement, apparentée à une forme de nationalisme alors que la mondialisation pour l'économie, l'Union européenne pour les États européens , la notion occidentale d'universalisme des valeurs sinon d'une unique communauté humaine innervent les réflexions du XXle siècle. De fait, les guerres de ce siècle en Ukraine, dans le Haut-Karabagh, sinon même l'éphémère proto état du groupe Daesh à cheval sur la Syrie et l'Irak contestant la ligne créée par les accords Sykes-Picot (1916) montrent que les frontières restent une référence physique des communautés humaines. Comment expliquer autrement la résistance ukrainienne qui a fédéré Ukrainiens de langue ukrainienne et de langue sinon de culture russe face à l'agression de la Russie?
L'amour de la Patrie conduit aussi à s'interroger sur la différence entre le nationalisme et le patriotisme.
La citation la plus souvent citée qui synthétise cette différence est attribuée au général de Gaulle : « Le patriotisme, c'est aimer son pays . Le nationalisme , c'est détester celui des autres ». Le concept de nationalisme a pris une connotation péjorative car, s'appuyant sur une passion extrême envers son pays, il a justifié de nombreux excès et la cause d' un grand nombre de conflits majeurs au XXe siècle et au XXle siècle. Cependant, réduire la guerre au seul nationalisme revient à ignorer que les guerres ont des
causes multiples , variables selon les époques . Ces causes mêlent le pouvoir, l'économie, les intérêts, la religion . Le nationalisme n'est pas en lui-même un facteur de guerre : la Suisse ou la Finlande, pourtant très nationalistes , ne menacent personne. En fait ,
le nationalisme ne devient un facteur de guerre que lorsqu' il est accompagné d'une logique impérialiste d'expansion territoriale, d'affirmation d'une identité nationale amenant des restrictions aux libertés de minorités ethniques ou religieuses , d'une volonté de regroupement de minorités nationales éparpillées .
La guerre de 1914 a opposé le patriotisme du peuple français à l'impérialisme sinon au nationalisme allemand. Une agression conduit à la résistance des peuples, à l'affirmation de leur patriotisme comme en 1940 où l'immense majorité des Français a combattu l'agresseur.
A nouveau, la notion de menace appelant à l'amour sacré de la Patrie pour sa défense pose la question de l'ennemi. La France n'a pas été confrontée à une guerre majeure depuis la guerre d'Algérie1 . Hormis la menace terroriste principalement islamiste existant d'une manière permanente depuis les années 1980, notre pays n'a pas d'ennemi au sens géopolitique.
Dans un monde qui ne devait plus connaître la guerre depuis la chute du Mur de Berlin , les armées professionnelles ont été préparées à des guerres de faible intensité, faisant appel à une ressource humaine limitée, appuyée par une suprématie technologique .
La guerre en Ukraine a rappelé qu'une guerre longue, à forte attrition humaine , pouvait désormais survenir et recourir à des ressources humaines issues de la mobilisation sinon de la conscription avec les limites que l'on connaît aujourd'hui. Tous les citoyens n'acceptent pas l'engagement militaire comme en témoignent les centaines de milliers de Russes ou d'Ukrainiens mobilisables qui ont fui respectivement leur pays depuis 2022 . Aimer sa Patrie devient à nouveau un concept indispensable pour
la survie de la Nation en cas de crise majeure . Doit-il être
sacralisé pour autant?
De l'amour sacré de la Patrie à la fierté d'appartenir à une Nation
Le sentiment symbolisant en filigrane cet amour de la Patrie est sans doute celui de la fierté, ici d'être français , et d'appartenir à une communauté, ici la Nation. Il ne doit pas seulement exister en temps de crise mais bien en amont. Il doit imprégner l'individu
et constituer ce ciment unifiant tous les individus au sein de la Nation, concept intimement lié à celui de la Patrie. Sans entrer dans un patriotisme « religieux », le rituel républicain parfois décrié doit l'accompagner pour le faire vivre, le faire comprendre et donc faire adhérer. La place prise notamment par les cérémonies funéraires aux Invalides ou au Panthéon pour honorer ceux qui ont contribué à la grandeur de la France, ont pour objet rendre le citoyen fier de ceux qui ont prouvé leur engagement envers la Nation .
En effet, l'amour sacré de la Patrie s'exprime aujourd'hui par la fierté d'appartenir à une communauté. Elle ne signifie pas l'aveuglement ou l'arrogance . Elle doit être modérée, raisonnée . Elle signifie simplement la lucidité et l'acceptation de ce qui a été, avec ses ombres et ses lumières pour privilégier ce qui renforce l'ensemble, donc la préservation d'un intérêt général , collectif et non d'intérêts essentiellement personnels. Cette fierté permet aussi d'agréger les différences des uns et des autres. Elle construit ce qui s'appelle aujourd'hui la résilience de la communauté, une force morale qui valorise les individus dans un cadre collectif et qui permet aussi de réagir face aux aléas, en exprimant à ce moment le courage , la détermination mais aussi la foi en l'avenir.
Ainsi , l'amour de la Patrie doit porter les individus à la fois pour leur épanouissement mais aussi pour contribuer à l'évolution positive de la communauté nationale . La fierté de construire ensemble valorise permet aussi de réagir face aux aléas, en exprimant à ce moment le courage , la détermination mais aussi la foi en l'avenir.
Ainsi , l'amour de la Patrie doit porter les individus à la fois pour leur épanouissement mais aussi pour contribuer à l'évolution positive de la communauté nationale. La fierté de construire ensemble valorise l'individu. Comment ne pas croire que la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris, symbole de notre histoire, de nos savoir-faire et de notre passé religieux, n'ait pas apporté à la fois peine par sa destruction et fierté pour sa reconstruction par des maîtres et des compagnons de talent. Elle a su aussi associer des entreprises et des particuliers qui en ont financé le coût bien au-delà de ce que l'on aurait pu attendre, la volonté politique de soutenir cette œuvre y compris en mettant à la tête de cet immense chantier le général d'armée Georgelin. Un militaire est un symbole de l'engagement collectif au service de la Patrie sinon de la Nation qui lui a donné une « mission» à
remplir. Beaucoup doutaient de la faisabilité de cette reconstruction mais aujourd'hui, écoutant ses acteurs , la fierté de la réussite à venir transparaît. N'est-ce pas une forme d'amour de la Patrie que cette fierté ressentie et partagée grâce à la réalisation d'une œuvre commune qui apparaissait comme un défi impossible à relever?
Cette fierté , cependant, ne doit pas seulement s'exprimer dans la seule réalisation d'œuvres exceptionnelles. Elle doit aussi s'exprimer au quotidien en temps de paix comme un ressort de la société, par une mobilisation des esprits et des compétences. Un succès technologique comme la construction d'une capacité spatiale, la victoire d'une équipe sportive, l'organisation réussie d' un événement comme celui de la coupe du Monde de rugby en 2023 font aimer la Patrie, objet collectif et immatériel sans doute idéalisé mais qui en reçoit la paternité. Les artistes contribuent aussi à cette fierté mais pour autant n'ont-ils pas de Patrie comme l'écrivait Alfred de Musset défendant une forme d'universalisme de l'œuvre « les grands artistes n 'ont pas de patrie» ? Leur Patrie d'origine n'a-t-elle pas contribué à les aider à exprimer leur art ?
Cependant, il ne suffit pas de réaliser une « grande œuvre» pour susciter la fierté et donc aimer sa Patrie .
Encore faut-il préparer les individus à comprendre et à ressentir ce qui fait la grandeur d'un peuple par ses réalisations. Associées, l'éducation par la société et l'instruction donnée par le système éducatif constituent alors une responsabilité essentielle pour apprendre à aimer sa Patrie.
Pour conclure, Proudhon a écrit en son temps « Périsse la patrie, et que l'humanité soit sauvée », citation endossée souvent encore aujourd'hui par une minorité de citoyens en France. Pourtant, facteur d'agrégation des individus, l'amour de la Patrie se construit sur la fierté d'appartenance à une communauté nationale. Il contribue à la cohésion d'un peuple par un sentiment partagé qui porte les uns et les autres et les rend fiers .Il constitue une architecture qui permet aussi à un peuple de faire preuve de résilience . Il crée cette force morale collective qui répond aux aléas pouvant frapper une société: terrorisme, agression militaire, crise sanitaire, catastrophes naturelles, doutes .. . Il dépasse le simple « vivre ensemble» signifiant malheureusement peu à peu « vivre les uns aux côtés des autres ». Il signifie le « s'engager ensemble » pour cette communauté nationale à laquelle on appartient, qui peut conduire parfois aussi à mettre sa vie en péril pour la défendre.
L'amour de la Patrie n'est pas une expression utopique ou dépassée mais il exprime le sentiment qui rend crédible le concept même de Nation . Il implique enfin la reconnaissance du sacrifice individuel par la communauté nationale. Comme l'écrivait Victor Hugo :
« Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie ont droit qu 'à leur cercueil la foule vienne et prie ». Victor Hugo
*Texte tiré de l'ANOCR d'avril 2024